5 février 2011

Le « Tout-monde » est orphelin!

edouard_glissant Le grand poète, romancier et essayiste martiniquais Édouard Glissant est décédé ce jeudi 3 février. Cet intellectuel âgé de 82 ans était un des héritiers de la pensée d’Aimé Césaire à laquelle il a ajouté les concepts, entre autres, d’ «antillanité », de « créolisation » et de « Tout-monde ». Son premier roman, La Lézarde, remporte le prix Renaudot en 1958.

Morceaux choisis d’un article lu sur le site de « Télérama », un entretien datant de 2010 qu’ils ont mis à l’honneur depuis jeudi :

© photo J. Sassier/Gallimard

Qui vous a transmis, très tôt, le goût des livres et de l’écriture ?
A 10 ou 12 ans, je faisais la chasse aux livres. C’était même mon activité principale. Je les trouvais dans les rares ébauches de bibliothèques ou chez des particuliers. Littérature populaire ou romanesque. Nous apprenions à l’école des pans entiers de Hugo, Vigny et les autres. La récitation était un exercice complet et périlleux. Quelques années plus tard, avec des jeunes du Lamentin, nous avons fondé un groupe politico-culturel, le Franc-Jeu, et une sorte de journal dans lequel j’ai publié mes premiers poèmes. Comme il y avait pénurie de papier, nous tapions à la machine à écrire (à cent exemplaires) sur des feuilles de papier banane…


Quelques livres arrivaient en Martinique, je ne sais pas trop par quel chemin. Je me souviens ainsi d’une édition américaine de L’Existentialisme est un humanisme de Jean-Paul Sartre, (peut-être en 1943), dont un ou deux exemplaires étaient disponibles sur l’île. Comme pour tous les jeunes, il n’y avait pas réellement de choix dans les lectures, c’était un énorme chaos de tout ce qu’on pouvait grappiller ou rapiner.


Aimé Césaire, qui enseignait au lycée Victor Schœlcher de Fort-de-France (il professait dans les classes supérieures, j’étais encore en quatrième ou en troisième), était revenu en Martinique juste au moment de la guerre, fin 1939. Il avait fondé la fameuse revue culturelle Tropiques qui était pour nous, jeunes Martiniquais, une formidable ouverture sur le monde. Mallarmé, Rimbaud, Lautréamont, les poètes latino-américains, les Haïtiens. Je ne crois pas que le goût des livres et de l’écriture se « transmet ». Vous menez seul ce combat. Les situations, l’entour vous poussent ou vous aident.

(…)

La géographie, les paysages sont fondamentaux pour le poète que vous êtes. On imagine votre désarroi quand vous arrivez à Paris, en 1946, à l’âge de 18 ans…
Pas du tout. Grâce à Balzac et aux auteurs du XIXe que j’avais lus ou que l’on nous avait enseignés, Paris me paraissait familier.

(…)

Dans le Quartier latin et ce Paris bouillonnant où se croisent alors des militants du monde entier, vous fréquentez de grandes figures comme Frantz Fanon. Ce résistant des Forces françaises libres, de trois ans votre aîné, deviendra l’un des penseurs majeurs du courant tiers-mondiste. Martiniquais, comme vous, grand soutien à la guerre d’indépendance algérienne, Frantz Fanon a-t-il été déterminant dans votre engagement contre le colonialisme, ce combat fondateur qui a marqué toute votre vie ?
Difficile de dire, a posteriori, quelles sont les rencontres ou les lectures fondatrices qui forgent votre parcours. Sur le coup, on vit les choses, c’est tout. Mais Fanon a été important, sans aucun doute. Avec Peau noire, masques blancs, publié en 1952, il a montré comment le colonialisme pouvait déconstruire les êtres, attaquer les gens de l’intérieur. Ce livre, qui est devenu aujourd’hui un classique, est une sorte de psychanalyse du colonialisme, et surtout du colonisé antillais. Les œuvres de combat de Frantz Fanon ont été essentielles dans toutes ces années pour les Noirs américains, les Haïtiens, les Noirs brésiliens.

(…)

Dans ces moments-là, on devient un homme révolté ?
Quand on est militant, on n’est pas révolté. Le révolté est impuissant. Le militant, lui, sait quoi faire, ou du moins il le croit. En tout cas, il a de quoi faire.
Parce qu’il est serein, sûr de ses convictions ?
Je le crois. Ou bien aussi, parce qu’à côté, il a autre chose à réaliser, un travail, une mission, une œuvre.

(…)

Poétique et politique ont parfois du mal à s’accorder. Votre ami Patrick Chamoiseau, prix Goncourt 1992 pour Texaco, a dit combien il pouvait être dur d' « écrire en pays dominé » : « Comment écrire alors que ton imaginaire s’abreuve, du matin jusqu’aux rêves, à des images, des pensées, des valeurs qui ne sont pas les tiennes ? » (Ecrire en pays dominé, éd. Gallimard, 1997.) Avez-vous eu le sentiment – l’avez-vous encore ? – d’« écrire en pays dominé » ?
Je ne suis pas d’accord avec Chamoiseau. Comme l’a remarqué Frantz Fanon, on peut être dominé de plusieurs manières. Si on est dominé par une détérioration intérieure, c’est-à-dire si l’être lui-même est déconstruit en profondeur, et s’il accepte ou subit passivement cette déconstruction, alors, effectivement, on ne peut pas écrire. Ecrire, c’est souffrir sa liberté. Un être dominé, assimilé, ne produira qu'une longue plainte aliénée.


Si on est dominé dans la vie sociale et quotidienne, mais en gardant toute sa puissance d’imaginaire, c’est autre chose. Quand le Martiniquais ne peut s’imaginer autrement que comme français, c’est son imagination qui est détruite ou déroutée. Mais même dans cet état d’aliénation, son imaginaire persiste, s’embusque, et peut à tout moment lui faire voir le monde à nouveau. Et moi, je lui dis: « Agis dans ton lieu, pense avec le monde. »

Avec Patrick Chamoiseau, vous avez signé, ces dernières années, plusieurs manifestes qui ont confirmé votre position originale de poète engagé. Dans Quand les murs tombent (éd. Galaade, 2007), vous vous opposez radicalement au « mur ministère » de l’Identité nationale et de l’Immigration…
… qui est de moins en moins un ministère de l’Identité (l’affaire a foiré) et de plus en plus un ministère de la police d’immigration.

Je vous conseille la lecture de cet entretien riche, complet, passionnant! En complément, une vidéo de l’ina mise en avant toujours dans le même article :

retrouver ce média sur www.ina.fr

Quant à moi sa disparition, la lecture de cet article et l’entendre parler de sa pensée m’ont donné envie de relire ses écrits, abordés bien trop jeune et donc laissés de côté…

Je termine avec les mots de Raphaël Confiant qui le connaissait bien et qui a écrit ce jeudi :

L’écrivain Glissant a toujours travaillé au difficile. Loin des séductions de l’écriture tropicalisante ou du réalisme merveilleux. Il a produit une œuvre exigeante, qui demande à ce qu’on fasse des efforts pour la pénétrer, qu’on paie même une sorte de droit d’entrée conceptuel. C’est là sa grandeur et son honneur. Cela en dépit des défauts, des incohérences ou des démissions que l’on peut trouver chez lui comme chez tout homme. Comme chez chacun d’entre nous. L’homme physique n’étant désormais plus là, ne serait-il pas temps pour nous de nous plonger dans ses textes, de nous battre avec la prose touffue de ses romans, avec la profondeur parfois opaque de ses essais ? Glissant a quelque chose à nous dire que nous n’avons pas encore compris. Ce quelque chose n’est pas parole d’Evangile. Ni une vérité révélée.

C’est la Parole de nous-mêmes…

11 commentaires:

  1. Il y a beaucoup de chose que je vais retenir ! Dont une "Quand on est militant, on n’est pas révolté. Le révolté est impuissant."
    Biz

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  2. Je suis ravie que tu l'aies lu et en effet j'ai trouvé cette phrase forte!

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  3. j'avoue que je ne connaissais pas cet écrivain, il va donc falloir que je me rattrape, dommage de le découvrir à l'occasion de son décès ! merci pour ton billet !

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  4. George > en effet, c'est toujours dommage d'un découvrir un auteur ou un artiste lors de son décès :s
    J'espère en effet que tu en liras... moi je compte bien en ajouter à ma PAL!

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  5. A l'émission de "La grande librairie", jeudi soir, ils ont fait un hommage rapide à cet écrivain.
    Anne (De poche en poche).

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  6. très bonne initiative que de remettre cette interview ici !

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  7. Anne > j'irai voir ça sur le site alors! Merci pour l'info :)

    Delphine > merci!

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  8. Merci de m'avoir fait connaître cet écrivain que je ne connaissais pas. Mieux vaut tard dit-on, mais je ne suis pas sûre! Bel entretien!

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  9. Se plonger dans les textes d'Édouard Glissant, se laisser aller à cette langue extraordinaire...
    Rediffusion ce soir sur la Cinquième d'un excellent documentaire, avec, entre autres, une conversation entre Glissant et Chamoiseau, un pur bonheur !
    Bravo pour ton texte ! J'avoue avoir séché jeudi soir, un peu sidérée par la perte et m'être contentée d'une photo, la même que toi, d'ailleurs...

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  10. eliZabeth > merci pour ce commentaire! J'essaierai de trouver le documentaire en question sur le site de france 5! Sinon le texte à la fin n'est pas de moi mais de Raphaël Confiant ^^

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