16 mars 2011

« Ourika » – Mme de Duras

Où j’ai découvert l’existence d’une nouvelle Dame de Lettres française…
La petite Ourika, orpheline, est ramenée du Sénégal en 1786 par le chevalier de Bouflers, gouverneur au Sénégal qui était sensible à la traite négrière. Il l’ « offre » (à l’instar des perruches, autruches et volailles qu’il ramène avec lui) à son amie, Madame de Beauvau (désigné comme Madame de B. dans le roman). Cette dame aime Ourika comme sa propre fille, l’élève en compagnie de son petit-fils, Charles. Ourika et lui sont comme frères et sœurs, ont leurs secrets et leurs jeux ; elle dit de lui qu’il est « mon protecteur, mon conseil et mon soutien » (p.83). De plus Ourika est élevée dans le salon de cette Madame de B. : mots d’esprits, culture, arts, elle a accès à tout et brille dans cette bulle intimiste : « j’apprenais pour plaire à Mme de B., tout ce qui devait former une éducation parfaite. Elle voulut que j’eusse tous les talents (…) Elle guidait mon esprit, formait mon jugement…» (p.83). Jusqu’au jour où la marquise de…, amie de Madame de B., pensant avoir de bonnes intentions (qu’elle exprime avec trop de brutalité… comme une certaine amie de l’auteur l’a fait avec elle), fait éclater cette bulle de félicité. Elle prédit qu’Ourika, malgré les bonnes intentions de sa protectrice (voire à cause de ces bonnes intentions), sera toujours seule :
À qui la marierez-vous, avec l’esprit qu’elle a et l’éducation que vous lui avez donnée? Qui voudra jamais épouser une négresse? (…) Elle ne peut vouloir que de ceux qui ne voudront pas d’elle. (…) Ourika n’a pas rempli sa destinée : elle s’est placée dans la société sans sa permission ; la société se vengera. (p.86)
Claire de Duras (1777-1828) écrivait là son premier (court) roman (1820), une histoire vraie (ce qui en fait un récit encore plus tragique), sur fond de Révolution française, qu’elle narrait lorsqu’elle tenait son salon littéraire et que ses amis lui ont prié de mettre par écrit .
claire de duras
Cette auteur a connu les injustices et la violence des préjugés dès son enfance, en raison du regard porté sur sa famille à cause des prises de position libérales de son père et l’exécution de celui-ci. Après que son père a été guillotiné elle a vécu quelques années en Martinique d’où sa mère riche héritière créole était originaire. Elle est la première à donner la parole à une femme noire en prise aux préjugés qui déterminent bien malgré elle sa vie. Et c’est ce que Madame de Duras veut dénoncer dans cette œuvre tragique : cette prééminence des préjugés sur la vie des individus. Parfois narrée avec une grande violence, on sent la douleur extrême éprouvée par Ourika devant ces impossibilités, ces refus de la société dans laquelle elle vit. Ainsi Ourika se sent déracinée, jeune fille de nulle part :
Hélas! je n’appartenais plus à personne ; j’étais étrangère à la race humaine tout entière! (p.88)
Les liens de famille surtout me faisaient faire des retours bien douloureux sur moi-même, moi qui jamais ne devais être la sœur, la femme, la mère de personne! (p.89)
Elle se déprécie, comme si sa couleur était une tare et essaie de se dissimuler aux yeux des autres, notamment les nouveaux venus dans le cercle de Madame de B., ceux qui ne l’ont pas vu grandir et qui s’étonne de la présence d’une Noire dans ce salon.
… ma figure me faisait horreur, je n’osais plus me regarder dans une glace ; lorsque mes yeux se portaient sur mes mains noires je croyais voir celles d’un singe ; je m’exagérais ma laideur et cette couleur me paraissait comme de le signe de ma réprobation ; c’est elle qui me condamnait à être seule, toujours seule! (p.87)
Ourika pense même qu’elle aurait été plus heureuse morte :
… mais pourquoi avez-vous donné la vie  la pauvre Ourika? pourquoi n’est-elle pas morte sur ce bâtiment négrier d’où elle fut arrachée, ou sur le sein de sa mère? Un peu de sable d’Afrique eût recouvert son corps, et ce fardeau eût été bien léger! Qu’importait au monde qu’Ourika vécût? Pourquoi était-elle condamnée à la vie? C’était donc pour vivre seule, toujours seule, jamais aimée! (p.101)
Au passage Claire de Duras égratigne la pensée et la bonne conscience des Lumières :  
… bientôt leur fausse philantropie cessa de m’abuser et je renonçai à l’espérance, en voyant qu’il resterait encore assez de mépris pour moi au milieu de tant d’adversités. (pp.90-91)
Les thèmes du sentiment et de la passion amoureuses sont aussi très importants, à la fois dans Ourika mais aussi dans la vie de Claire de Duras. La première aime sans que son sentiment amoureux ne soit partagé, bien que Charles ressente un lien fort pour elle, celui d’un frère pour sœur. Quant à la seconde, elle a aimé son mari qui n’a jamais retourné ce sentiment puis a adulé un Chateaubriand qui ne l’a jamais aimé plus que comme une sœur… Madame de Duras offre une vision exaltée de la libération des passions par la religion ce qui m’a un peu dérangé mais qui semble fidèle à un passage de l’existence de l’auteur…
Je suis en tout cas très contente d’avoir découvert cet auteur, proche dans ses valeurs humanistes, égalitaires et progressistes de George Sand mais qui, contrairement à cette dernière, n’a connu que tard le plaisir d’écrire des romans… Cela ne l’a pas empêché de nous léguer trois œuvres avant sa mort.
J’aime déjà beaucoup cet auteur en raison de son engagement, singulier et moderne pour l’époque, en faveur des femmes et des Noirs mais aussi pour l’amour entre personnes différentes, que ce soit en raison d’une différence de couleurs (comme ici), de rang ou de naissance…
J’ai très envie de découvrir les deux autres romans et peut-être même les mémoires de Madame de Duras. Ainsi, je commence à honorer avec ce court texte ma participation au challenge intégrale de Gwen , une lecture intégrale modeste, certes, mais qui promet d’être enrichissante. D’ailleurs il existe de nombreux essais et thèses au sujet d’Ourika et de son auteur, j’essaierai d’en découvrir quelques uns.
Je contribue aussi au challenge Histoire . Et puis, bien sûr, cette lecture a été pensée pour le merveilleux challenge de Céline pour lequel je suis passée récemment de de Demoiselle à Dame de Lettres.
 
Ourika – Madame de Duras
Éditions GF Flammarion – 111 pages (texte 34 p.) - paru en 2010

29 commentaires:

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  2. inconnue pour moi mais tres tentante.Theme ô combien important .
    Ton article est tres beau,montrant ton enthousiasme et etoffe.j'aime decidement ton blog

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  3. heu...j'ai voulu aller chez George...en cliquant sur son nom on se retrouve sur un site...très très particulier...

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  4. George > je suis contente que tu saute le pas! Merci pour tes compliments!

    Pyrausta > en effet, ce thème est très important... je suis très contente que tu aimes ce billet et mon blog!
    Concernant le blog de George oui, je viens de voir ça :/ Je te donne son lien :
    http://leslivresdegeorgesandetmoi.wordpress.com/

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  5. Bon je pense que ça vient d'une contamination. En passant par le compte google visiblement ça marche.

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  6. bon ben voilà tu m'as convaincu de m'acheter et de lire ce roman, cela me permettra de mieux connaître ma future correspondante !
    très bel article, chère amie, très sensible !

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  7. Un roman dont je n'ai jamais entendu parler mais tu me donnes très envie de réparer tout ça. Merci pour la découverte.

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  8. Zarline > j'espère que ça te plaira :)

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  9. Je ne connaissais absolument pas et le thème a l'air des plus intéressants ^^
    Je note pour plus tard :)

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  10. C'était quoi le site très très particulier ??? Vous me le dites les filles !!!
    Pour Mme de Duras, je pensais(vraiment à tort) que tu avais choisi l'auteure Marguerite Duras. A découvrir...

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  11. Très jolie chronique pleine de sensibilité et d'émotivité... Je ne connaissais pas du tout Mme de Duras dont j'ai pu découvrir l'existence grâce à toi au travers du petit défi épistolaire auquel tu participes. Je n'ai fait que le strict minimum sur le net et j'avoue que ton article comble pas mal de lacunes et réponds à bien des questions...
    J'ai bien aimé ce que tu dis à propos de cette petite Ourika qui, même éduquée, reste un "phénomène" unique dont on se détourne après qu'elle eût grandi... Vraiment très belle façon de nous parler de ce court roman... Merci à toi...

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  12. je note, après un aussi joli billet

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  13. Bienvenue à l'intégrale de Mme de Duras ! et un très beau challenge que celui des Dames de lettres, j'espère avoir l'occasion de m'y inscrire l'an prochain mais pour le moment ma pal supplie de l'aider...

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  14. Article passionnant, je l'ai dévoré jusqu'au bout et je suis ultra convaincue. Je ne connaissais pas non plus cette dame. Je vais essayer de le trouver en ebook! :)

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  15. Eiluned > apparemment personne ne la connaît ; ça me rassure!

    Syl > rien d'intéressant ^^' Hé non il ne s'agit pas de l'auteur de "L'Amant" ;p

    Evilys > merci à toi pour tous ces compliments ; je suis très contente que ce billet t'ait plu!

    Niki > merci beaucoup!

    Gwen > peut-être as-tu déjà ce qu'il faut dans ta PAL implorante ;p

    Marion > merci :D J'espère que tu le liras!

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  16. je ne connaissais pas cette auteur. ce livre me tente bien

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  17. Bénédicte > oui, laisse-toi tenter : très bien, peu cher et court ;)

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  18. Et bien effectivement, quel vaste projet que se glisser dans les souliers de cette dame. Cela promet d'être passionant!

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  19. Alice > oui c'est vaste donc un peu "effrayant" ^^'

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  20. Je ne connaissais pas du tout ce texte qui me paraît très éloigné de l'univers habituel d eduras : je suis conquise : il faut que je le lise : est-ce une nouveauté ? (édition récente ?)

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  21. Maggie > il ne s'agit pas de Marguerite Duras! :s

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  22. ça a l'air génial! j'ai très envie de lire ce livre. Les thèmes sont passionnants. Voilà donc la Duras que tu vas incarner dans ta correspondance avec George.
    Je t'écris cette semaine.

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  23. Claudia > je suis contente qu'il te plaise et j'aimerais beaucoup lire ton avis dessus! Bises.

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  24. oh ! je suis émue par ton billet ! je ne sais pas trop pour quelles raisons, mais ce roman et ce que tu as écrit à son sujet touchent ma sensibilité !
    j'inscris de ce pas ce livre dans ma liste de livres à lire !

    merci Sabbio pour cette découverte et ce beau partage !

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  25. Nane > je crois que tu viens de me faire le plus beau compliment qui soit pour une bibliophile, blogueuse de surcroît... j'espère que la lecture de ce court roman te touchera également!

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  26. je fouille un peu ton blog du coup :) et ce billet est bien intéressant, je ne connaissais pas du tout cet auteur, merci!

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  27. Lamalie > j'espère que tu le liras :)

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  28. Bonjour,
    L'année dernière, tu étais inscrite au challenge histoire organisé par jelydragon Elle ne le réorganisera pas cette année mais je prends le relais à partir du 01 septembre pour un an. Si tu as encore des envies de lecture dans ce domaine rejoins nous, je serai ravie de te compter parmi les participants. Les règles ne changent pas sauf suggestions d'amélioration de la part des participants et les inscriptions sont ouvertes dès à présent sur mon blog; A bientôt j'espère
    Cordialement

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