Ma première rencontre avec Toni Morrison date du début des années 1990, quand mon père m’a parlé de cette auteur extraordinaire, noire-américaine, contant des histoires de la communauté noire, qui venait de se voir décerner le prix Nobel. Quelques jours ou semaines après je lisais Beloved. Du haut de mes 13 ans j’ai été choquée mais suis aussi, probablement passée à côté de beaucoup de choses de l’ordre de l’intellectuel comme de l’émotionnel. Peut-être l’ai-je lu trop tôt… Mais ce n’est pas là le plus important car pour moi, de ce jour, cette grande femme est entrée à tout jamais dans mon panthéon personnelle de femmes et d’auteurs que j’admire et dont le propos, les idées, les valeurs seront toujours importantes. Sans pour autant l’avoir lu de nouveau depuis cette année-là, pour des raisons que j’ignore (!), j’ai suivi ses autres publications, lu des interviews ou articles, étant toujours heureuse à la simple évocation de son parcours, de ses propos, de ses interventions.
Et puis, il y a un mois environ, grâce à une blogueuse que j’apprécie depuis un bon moment et avec qui je me découvre depuis peu des points communs drôles, atypiques ou plus profonds, je me suis reconnectée à une part essentielle et, de fil en aiguille, je me suis retrouvée en librairie avec un désir viscéral d’y acheter un roman anglophone en version originale. Un rayon peu fourni. Je craignais de repartir sans rien, déçue. Ma première envie était de la littérature indienne, Salman Rushdie et Arhundati Roy – que j’ai offert l’an dernier sans l’avoir lu – me sont presque tombés dans les bras. Et, au hasard d’une étagère, je l’ai vu : un Toni Morrison, tel un joyau littéraire, un vivier d’idées, d’histoires, de combats qui me sont chers. Un ravissement. Je suis donc repartie ce jour-ci non pas avec un mais trois romans en anglais… ce qui ne m’était pas arrivé depuis de longues années.
Le week-end dernier enfin je le commençai. Premières pages, une immersion un peu étrange, un entre-deux : où suis-je, qu’est-il en train de se passer, que va-t-elle me raconter, où va-t-elle m’emmener ? Et je n’ai plus quitté Frank, Cee et leur histoire commune et disjointe.
Un roman aussi court que puissant se déroulant au milieu des années 1950. Un âge d’or de l’histoire des États-Unis ? Pure illusion : Frank, jeune homme noir rentre de la guerre de Corée, victime du traumatisme de l’horreur du front, de la perte, là-bas? de ses amis, mais aussi de son enfance ennuyeuse et pauvre dans un patelin de Géorgie. Malheureusement, en rentrant dans son pays ce n’est pas la tranquillité qu’il trouve mais une autre forme de violence, d’agression et une lettre, non un simple mot : “Come fast. She be dead if you tarry.” (p.8) Il doit aller aider sa jeune sœur qu’il chérit tant. La ségrégation bat son plein, insidueusement ou plus vive, surtout dans ce Sud des États-Unis où se déroulent bon nombre d’atrocités (expropriations et combats forcés, expérimentations pseudo-scientifiques…) dont les premières et seules victimes sont, encore une fois, les Noirs… Les femmes noires encore plus. Ou différemment peut-être. Un récit conférant d’ailleurs aux femmes, à leur force, à leurs pouvoirs presque, une place bien particulière qui me touche autant qu’elle me passionne et qui culmine dans le treizième chapitre.
L’art de la grande Toni est de nous faire vivre ces réalités aux côtés de Frank et de Cee, de nous les faire ressentir. Point de cours d’histoire magistral sur l’histoire américaine ou de la communauté noire, simplement un récit de vie particulièrement à vif, remuant, fort, intimiste. Frank s’adresse, au cours de quelques intermèdes, au narrateur à qui il explique des choses, rétablit les vérités, pour plus de proximité et d’impact avec nous, les lecteurs.
Et quand le récit touche quasiment à sa fin, qu’on pense reprendre son souffle, Toni Morrison nous assène encore quelques coups, choquants autant qu’inattendus, sous forme de révélations, dont une réponse au premier chapitre-prologue…
Quant à l’histoire en elle-même, ce frère et cette sœur au lien indéfectible sont touchants ; on assiste à leur renaissance. Deux personnages en quête de paix intérieure, en quête d’un endroit où ils se sentent réellement bien. Home.
Home – Toni Morrison – Vintage books (2012) – 147 pages
Coup de cœur bien entendu !
♥♥♥♥♥♥ (♥ un tout petit peu ♥♥ un peu ♥♥♥ intéressant mais… ♥♥♥♥ beaucoup ♥♥♥♥♥ passionnément ♥♥♥♥♥♥ à la folie, un must, j’adoooore !)